Voici venue la saison des longues nuits. La saison où, dans la torpeur des petit matins laiteux se trame le repos végétatif. Épuisée de tant de passions printanières et estivales, la Nature s’autorise enfin une pause. Le jardinier s’étonne tout d’un coup de voir l’écosystème qui l’entoure s’immobiliser progressivement, lui qui s’était habitué à compter de nouvelles fleurs chaque jour. Après la dernière tonte d’automne, aucune plante ne se risque plus à se lancer à l’assaut des hauteurs. À part quelques interventions insolentes du rouge-gorge ou de la mésange charbonnière, la faune vient étourdir la flore d’un assourdissant silence. Le naturaliste attentif, néanmoins, sait que cette immobilité n’est que de façade. C’est que l’action qui se joue sur ces planches a quitté la temporalité humaine pour s’installer dans la clandestinité ouatée des imperceptibilités. Et c’est au ras du sol que se dessine la nouvelle saison à venir, que se récite la promesse du retour des fleurs. L’Homme, dans sa grande brutalité, dans sa grande bêtise, piétine l’incipit du puissant poème qui se réécrit chaque année, ne pouvant comprendre ce qui se joue à un niveau si bas. Or que voit-on à travers la prairie, à travers la pelouse, sur le bord des chemins, des routes et des bois ? On voit de petits cercles de feuilles, toutes issues d’un même point central : les rosettes. Point de tige, point de fleur, juste des feuilles.
On a tellement pris l’habitude de s’appuyer sur les tiges et les fleurs pour percevoir et identifier les plantes, qu’on a énormément de mal à apprécier ce qui se joue à ce stade végétal précoce. D’ailleurs, je dis précoce, mais certaines plantes, comme les pissenlits, ne quittent jamais le stade rosette et émettent leurs fleurs directement au centre de ce rond de feuilles, sans faire l’effort d’aller les accrocher à une tige. La rosette change radicalement de forme si elle est composée de feuilles avec pétiole (c’est cette petite «tige» qui relie le limbe d’une feuille à la tige ou à la rosette) ou de feuilles sessiles (sans pétiole). Les géraniums font partie de la première famille, les pissenlits de la deuxième. Les rosettes avec pétioles ont un aspect souvent plus érigé, plus hirsute. Certaines plantes (comme les vesces ou les pois) ne passent jamais par ce stade. Les astéracées et les brassicacées de leur côté n’envisageraient pas d’émettre leur tige sans cette forte assise foliaire. Et c’est d’ailleurs souvent à ce stade que ces plantes sont comestibles. Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : toutes les rosettes ne sont pas comestibles. Prenez le temps de bien connaître et identifier la plante avant de la consommer, ça va sans dire… En réalité, les jardiniers connaissent bien les rosettes, même parfois sans le savoir. Car figurez-vous que les légumes dits «feuilles» ne se consomment qu’à ce stade : les laitues, les blettes, le persil, les épinards, les mâches, les poireaux, les choux, etc.
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«Tu ne récolteras pas ta salade montée» est l’un des commandements sacrés du maraîcher. On dit qu’un légume «monte» justement lorsqu’il quitte le stade rosette et que la tige apparaît. À ce moment, différents mécanismes biologiques conduisent à la dépréciation gustative et nutritive des feuilles : production de fibres, mobilisation des minéraux, des vitamines et des sucres dans la construction de la tige et dans la floraison, apparition d’une certaine amertume, etc. Rien qu’à la forme des feuilles, les connaisseurs savent si les épinards qu’on leur présente sont issus de plants «montés» ou non. Nous, ce qui nous amuse en ce moment, c’est de repérer les rosettes de plantes adventives qui s’installent au milieu des mâches et des épinards (qui se récoltent donc au stade rosette si vous avez bien suivi). Certaines sont d’excellents comestibles, comme la Cardamine hérissée (Cardamine hirsuta) qui a l’odeur et le goût d’un cresson piquant. Dans quelques semaines, ces plantes, stimulées par la montée en température des serres, seront les premières à fleurir dans notre jardin (souvenez-vous, j’y avais consacré un article l’année dernière).
Histoire de renforcer un peu plus cette impression de quiétude dans notre jardin, notez que Fabrice sera seul à travailler la semaine prochaine et que ce sera l’inverse la semaine suivante. Il n’y aura a priori pas d’article de la semaine pendant les semaines à venir et on se retrouve donc en janvier pour de nouvelles aventures !