Attendez ! Laissez-moi un instant retrouver mes esprits. Je me sens pris d’un léger vertige, je ne reconnais plus mes Grivauds. Où suis-je ? Les éléments se déchaînent, tout me semble soudainement chaotique. Il y a encore quelques jours, notre jardin n’était-il pas écrasé de soleil, désespérément assoiffé, pris dans une routine infernale de récoltes ? Que s’est-il passé ? Nous voilà en bottes, pataugeant sans cesse, mouillés jusqu’aux tréfonds de l’âme. Fabrice récolte les haricots sous la pluie avec une tête de lapin myxomateux, des mouchoirs plein les poches, en répétant à qui veut l’entendre «mais non, je n’ai pas de fièvre». Pas de panique, c’est juste un rhume, mais comme c’est très rare, c’est tout de suite impressionnant. Mais ce qui change le plus, c’est qu’on entend sans cesse rire. Et pour cause : Fabienne est de retour et sa bonne humeur n’a pas changé d’un iota depuis son dernier passage aux Grivauds. Cécile n’est pas en reste, elle répond désormais à nos vannes du tac-au-tac et tente d’enrôler Fabienne dans le SPMG (Syndicat des Petites Mains des Grivauds). Finalement, ce qui surprend le plus, quand on fait le point, c’est que ce joyeux chaos ait été autant productif au final ! Les pommes de terre et les courges sont récoltées, le mesclun et la mâche sont plantés, deux buttes complètes de tomates (serre 2) ont déjà été désinstallées. On avance à grands pas !
Fabienne, wwoofeuse en 2018, est désormais stagiaire chez nous et entre deux fous rires, elle nous bombarde de questions. «C’est quoi votre outillage ? Comment le sol est-il préparé ?» On peut comprendre pour elle que la période soit frustrante : tout est déjà planté (ou presque) et les paillages sont terminés. On récolte toujours beaucoup même si le manque de soleil et la baisse des températures ont quasiment mis fin aux légumes d’été (les haricots verts et les courgettes ne donnent presque plus). C’est un peu comme si on lui racontait notre histoire en commençant par la fin. Bon, heureusement, on réussit à lui faire manipuler un peu nos merveilleux petits plantoirs. L’occasion pour Cécile et moi de rester bouches bées devant la célérité de l’exécution… De son côté, Fabienne s’étonne de la simplicité des itinéraires techniques. «Ce sont vraiment les vers de terre qui travaillent le sol de vos carottes ? Et vous ne taillez ni vos concombres ni vos melons ?» On bombe un peu le torse quand elle s’étonne qu’on ait eu le temps de faire autant de choses pendant la saison : 500 pieds de courge ? 750 pieds de tomates ? 10 000 poireaux ? Des plants d’aromates ? Des fleurs ? Mais comment c’est possible ? Bon, ça n’est un secret pour personne : nous ne sommes jamais seuls. Et si notre ÉcoJardin est si productif, c’est qu’il est le fruit d’un travail partagé. Il y a les wwoofeurs, les stagiaires et nos saisonniers (Maxime puis Cécile). Chacun a apporté sa pierre à l’édifice et le jardin s’en est trouvé grandi, embelli. On nous demande régulièrement : comment faites-vous pour vous souvenir de tout le monde ? Regardez autour de vous, regardez nos cultures, partout s’inscrit le souvenir des efforts partagés, des discussions interminables et des éclats de rires. En emmenant nos légumes à l’Amap ou au marché, on vous emmène toutes et tous dans notre camion et la bonne mine de notre stand est le reflet de vos coups de main, de votre soutien, de vos encouragements. On n’oublie évidemment pas que notre situation actuelle doit beaucoup à cette formidable solidarité qui vous a animée ce printemps, lorsque nous étions si bas financièrement.
Et tant pis si tout est continuellement à recommencer. Un nouveau wwoofeur, un nouveau stagiaire et il faut tout ré-expliquer : comment fonctionne le MSV, comment on plante, comment on récolte. On repointe le même doigt vers la même fleur, vers le même papillon en disant : «tu as vu ? tu connais ? c’est beau, hein ?». Nous serons toujours émus de voir leurs yeux s’ouvrir d’étonnement ou d’émerveillement devant notre petit monde végétal, animal, fongique. Sans cesse devons-nous resemer nos salades, sans cesse ressemons-nous ces petites graines écologiques que vous emporterez avec vous et que vous disséminerez peut-être. (À ce stade, je me rends compte que je viens de comparer nos wwoofers à des salades et que le syndicat de Cécile risque de connaître un gros afflux d’inscriptions.) Vous auriez bon ton de me rétorquer que c’est tout de même un drôle de modèle économique que le nôtre, qui compte autant sur de la main d’œuvre bénévole. N’importe, notre modèle intègre surtout beaucoup de joie et de partage, il flirte gentiment avec la décroissance et il sent bien plus les fleurs sauvages que le pétrole. De semis en semis, de plantations et plantations, il accueille le défilé des saisons en même temps que le joyeux ballet des petites mains. L’automne peut bien venir envelopper notre jardin de son grand manteau de grisaille, rien ne nous fera douter de notre aphorisme : les jardins les plus beaux sont toujours des œuvres collectives.
À la semaine prochaine !