C’est mon amie Charlène qui se charge de l’article cette semaine. En découvrant son texte, j’ai été très ému. Parce qu’elle met en mots un rapport au légume que Fabrice et moi pratiquons au quotidien sans qu’on ne lui ai jamais prêté suffisamment d’attention. Parce qu’elle nous rappelle qu’un bon jardinage réveille les sens et réciproquement. Son regard et sa sensibilité artistiques nous apportent ici un supplément de conscience qui nous faisait défaut. Peut-être que c’est ça aussi, l’amitié : faire émerger un univers tant dans les points de jonction que dans les différences. Percevoir le monde sous toutes ses coutures, s’en émerveiller et se réjouir ensemble de l’existence d’une si grande palette de possibles.
«Je pourrais presque cueillir les yeux fermés» me dit Fabrice quand, au bout d’une heure de cueillette de haricot, je lui fais part de ma préférence à reconnaître les “bons” haricots au toucher. Perdu dans nos conversations, ma main est en mode automatique et je dois avouer que c’est satisfaisant de développer cette compétence. Au début d’une récolte, quand le fruit ou le légume n’a jamais été cueilli, qu’il a seulement été attrapé, sans trop avoir été tâté au marché ou en supermarché, la compétence à reconnaître un fruit ou un légume mur est visuelle (gros, coloré, etc.). Et pourtant très vite on comprend que ce n’est pas toujours la taille ni la couleur qui sont les facteurs principaux d’une récolte juste. Alors, Fabrice et Denis nous donnent certaines indications universelles, des indications visuelles : le concombre doit être régulier sur sa surface – «lisse et tendue» ajoute Claire -, l’aubergine pas trop rose, la tomate classique bien rouge.
Mais, très vite, le doute s’installe. «Denis tu en penses quoi de celle-ci ?» – «Et ça Fabrice tu le prendrais ?» – «Fais-toi confiance, elle est pas trop mal ta récolte !» – Une fois que nous avons les critères universels, puis la confiance en soi souvent générée par la bienveillance des deux maraîchers au jardin, découle le troisième et dernier critère, celui du toucher. Un critère difficilement transmissible sous forme de méthode, de règle, puisqu’il est propre à chacun·e. Une fois nos sens en éveil dans le jardin des Grivauds, on développe chacun·e nos propres critères. Différentes sensations tactiles nous animent alors pour caractériser la consistance (dur, mou, moelleux) par pression, la température (chaud, froid, tiède), le stade de maturité ou la texture (piquant, lises, rugueux) par caresse. Ces sensations sont des indicateurs qui nous disent si notre présence sert à quelque chose dans l’espace. Les mains dans les orties envoient l’information au corps par la douleur qu’il n’y a rien à venir cueillir ici, ou la main qui écrase une tomate sans grande pression donnera l’information d‘un fruit trop mature et difficile à déguster.
Au jardin, j’ai les yeux qui traînent quand je ne cueille pas. Mais, surtout, j’ai les mains qui caressent les fenouils qui jaunissent, qui effleurent la Cardère qui s’impose sur mon passage, qui détachent cette mûre pour la dévorer. Les gants nous protègent, mais, dans le temps d’apprentissage sensoriel de l’écosystème que représente les Grivauds, les gants se perdent dans le jardin car un·e wwoofeur·euse les a retirés pour effectuer des gestes fins : sentir la terre, retirer la pousse de blé entre les navets, toucher la Rose de Berne ou semer des graines.
L’apprentissage sensoriel, et en particulier en termes de touché, est une manière de se confronter au monde, de l’apprivoiser, d’ajuster notre regard vers plus de douceur et de respect, que ce soit pour les légumes ou pour les humain·es qui nous entourent.
Charlème Lemasson